CHAPITRE 13

 

 

« Oui, je sais où nous sommes. Depuis le début, tu essaies de me ramener ici, à ce petit hôpital. » Comme il paraissait abandonné maintenant, si rudimentaire avec ses murs de torchis, ses fenêtres aux volets de bois, et les petits lits de bois blanc à peine apprêté. C’était pourtant elle, là dans ce lit, n’est-ce pas ? Je reconnais l’infirmière, oui, et le vieux docteur au dos voûté, je te vois : c’est bien toi, la petite avec les boucles qui dépassent de la couverture, et Louis là-bas…

Bon, pourquoi suis-je ici ? Je sais que c’est un rêve. Ce n’est pas la mort. La mort n’a pas d’égard particulier pour les gens.

« En es-tu certain ? » fit-elle. Elle était assise sur la chaise droite, ses cheveux d’or maintenus par un ruban bleu et ses petits pieds étaient chaussés de mules de satin bleu. Cela voulait donc dire qu’elle était là dans le lit, et aussi sur la chaise, ma petite poupée française, ma beauté, avec ses pieds bien cambrés et ses petites mains aux formes parfaites.

« Et toi, tu es ici avec nous et tu es dans un lit dans la salle des urgences à l’hôpital de Washington. Tu sais que tu es en train de mourir là-bas, n’est-ce pas ? »

« Sévère hypothermie, très probablement une pneumonie. Mais comment savoir à quelle affection nous avons affaire ? Le bourrer d’antibiotiques. Impossible de mettre cet homme maintenant sous une tente à oxygène. Si nous l’envoyons à l’Université, il finirait dans la salle là-bas aussi.

— Ne me laissez pas mourir. Je vous en prie… J’ai si peur.

— Nous sommes ici avec vous, nous nous occupons de vous. Pouvez-vous nous dire votre nom ? Avez-vous de la famille que nous puissions prévenir ? »

« Vas-y, dis-leur qui tu es vraiment », fit-elle avec un petit rire argentin, sa voix comme toujours si délicate et si jolie. Rien qu’à les regarder, je sens ses tendres petites lèvres. J’aimais à appuyer le doigt sur sa lèvre inférieure, en jouant, quand je couvrais de baisers ses paupières et son front lisse.

« Ne fais pas ta maligne ! soufflai-je entre mes dents. D’ailleurs, qui suis-je là-bas ?

— Pas un être humain, si c’est à ça que tu penses. Rien ne pourrait te rendre humain.

— Très bien, je vais te donner cinq minutes. Pourquoi m’as-tu amené ici ? Que veux-tu que je dise : que je regrette ce que j’ai fait, de t’avoir tirée de ce lit pour faire de toi un vampire ? Alors, veux-tu la vérité, la vérité ultime qu’on confesse sur son lit de mort ? Je ne sais pas si je le regrette. Je suis navré que tu aies souffert. Je regrette que n’importe qui doive souffrir. Je ne peux pas dire avec certitude que je regrette ce petit tour de passe-passe.

— Tu n’as absolument pas peur de te retrouver tout seul comme ça ?

— Si la vérité ne peut pas me sauver, alors rien ne le peut. » Comme j’avais horreur de cette odeur de maladie autour de moi, de tous ces petits corps fiévreux et moites sous leurs pauvres couvertures, de tout ce misérable et désespérant petit hôpital d’un si lointain passé…

« Mon père qui êtes en enfer, que Lestat soit votre nom.

— Et toi ? Après que le soleil t’a calcinée dans le puits de ventilation du Théâtre des Vampires, es-tu allée en enfer ? »

Elle éclata de rire, un rire si pur et si cristallin, comme le tintement de pièces qu’on fait tomber d’une bourse.

« Je ne le dirai jamais !

— Maintenant, je sais que c’est un rêve. C’est tout ce que cela a toujours été depuis le début. Pourquoi quelqu’un reviendrait-il d’entre les morts pour débiter des propos aussi stupides et aussi dépourvus d’intérêt ?

— Ça arrive tout le temps, Lestat. Ne t’énerve pas comme ça. Maintenant, je veux que tu fasses attention. Regarde ces petits lits, regarde ces enfants qui souffrent.

— C’est de là que je t’ai tirée, dis-je.

— Mais oui, tout comme Magnus t’a arraché à ta vie et t’a donné en retour quelque chose de monstrueux et de maléfique. Tu as fait de moi la meurtrière de mes frères et de mes sœurs. Tous mes péchés ont leur origine dans cet instant où tu es venu me tirer de ce lit.

— Non, tu ne peux pas tout me reprocher. Je ne l’accepte pas. Le père est-il parent des crimes de son enfant ? Bon, et si c’était vrai ? Qui donc est là pour tenir les comptes ? C’est ça le problème, tu ne comprends donc pas ? Il n’y a personne.

— Alors, c’est bien pour nous de tuer ?

— Je t’ai donné la vie, Claudia. Ce n’était pas pour l’éternité, non, mais c’était la vie, et même notre vie vaut mieux que la mort.

— Comme tu mens, Lestat. « Même notre vie », dis-tu. La vérité c’est que selon toi notre vie maudite vaut mieux que la vie elle-même. Avoue-le. Regarde-toi là, dans ton enveloppe humaine, comme tu l’as détestée.

— C’est vrai, j’en conviens. Mais maintenant, où nous t’écoutions un peu parler du fond du cœur, ma petite beauté, ma petite enchanteresse. Aurais-tu vraiment choisi la mort dans ce petit lit plutôt que la vie que je t’ai donnée ? Allons, dis-moi. Ou bien est-ce comme dans un tribunal mortel où le juge peut mentir, où les avocats peuvent mentir et où seuls ceux qui sont à la barre doivent dire la vérité ? »

Elle me regarda d’un air infiniment songeur, une main potelée jouant avec l’ourlet brodé de sa robe. Quand elle baissa les yeux, la lumière brillait de façon exquise sur ses joues, sur sa petite bouche sombre. Ah, quelle superbe création ! La poupée vampire.

« Que savais-je donc des choix possibles ? dit-elle, regardant droit devant elle, ses grands yeux au regard fixe pleins de lumière. Je n’avais pas atteint l’âge de raison quand tu as fait ta triste besogne. Et d’ailleurs, père, j’ai toujours voulu savoir : est-ce que tu as tiré du plaisir de me laisser sucer le sang de ton poignet ?

— Peu importe », murmurai-je. Je détournai mon regard d’elle pour le tourner vers l’orpheline mourante sous la couverture. Je vis l’infirmière avec sa blouse en haillons, les cheveux relevés sur la nuque, passer nerveusement de lit en lit. « Les enfants des mortels sont conçus dans le plaisir », dis-je, mais je ne savais plus si elle m’écoutait encore. Je ne voulais pas la regarder. « Je ne peux pas mentir. Peu importe qu’il y ait un juge ou des jurés. Je… »

« N’essayez pas de parler. Je vous ai donné un mélange de médicaments qui vont vous aider. Votre fièvre baisse déjà. Nous maîtrisons la congestion de vos poumons.

— Ne me laisse pas mourir, je t’en prie. Tout cela est inachevé et c’est monstrueux. J’irai en enfer s’il en existe un, mais je ne crois pas que ce soit le cas. S’il existe, c’est un hôpital comme celui-ci, seulement il est plein d’enfants malades, d’enfants mourants. Mais je crois qu’il n’y a que la mort.

— Un hôpital plein d’enfants ? »

« Ah ! regarde la façon dont elle te sourit, dont elle pose sa main sur ton front. Les femmes t’aiment, Lestat. Elle t’aime, même dans ce corps que tu as maintenant, regarde-la. Quelle tendresse.

— Pourquoi ne serait-elle pas compatissante à mon égard ? C’est une infirmière, n’est-ce pas ? Et je suis un mourant.

— Et un si beau mourant. J’aurais dû savoir que tu n’accepterais pas cet échange à moins qu’on ne t’ait offert un corps magnifique. Quel être superficiel et vain tu peux être ! Regarde-moi ce visage ! Plus beau que le tien.

— Je n’irai pas jusque-là ! »

Elle me gratifia du plus espiègle des sourires, son visage rayonnant dans la salle sinistre et sombre.

« Ne vous inquiétez pas, je suis avec vous. Je resterai assise ici à votre chevet jusqu’à ce que vous alliez mieux.

— J’ai vu tant d’humains mourir. J’étais la cause de leur mort. C’est si simple et si traître, le moment où la vie s’échappe du corps. Les humains s’esquivent tout simplement.

— Vous dites des choses absurdes.

— Non, je te dis la vérité, et tu le sais. Je ne peux pas affirmer que je ferai amende honorable si je vis. Je ne pense que ce soit possible. Pourtant j’ai une peur bleue de mourir. Ne lâche pas ma main. »

« Lestat, pourquoi sommes-nous ici ? »

Louis ?

Je levai les yeux. Il était planté dans l’encadrement de la porte de ce petit hôpital rudimentaire, désemparé, un peu échevelé, comme je l’avais trouvé la nuit où je l’avais créé, non plus le jeune mortel aveuglé de colère, mais le sombre gentleman au regard calme, avec dans son âme l’infinie patience d’un saint.

« Aide-moi, dis-je. Il faut que je la tire de ce petit lit. »

Il tendit la main, mais il était si déconcerté. N’avait-il pas sa part dans ce péché ? Non, bien sûr que non, car il ne cessait d’accumuler les maladresses et de souffrir, expiant ainsi tout ce qu’il avait fait. C’était moi le diable. J’étais le seul à pouvoir la prendre dans ce petit lit. Le moment était venu maintenant de mentir au docteur. « Cet enfant-là, c’est mon enfant. » Et lui content, si content d’avoir un fardeau de moins.

« Prenez-la, monsieur, et grand merci. » Il regardait avec gratitude les pièces d’or que je jetais sur le lit. C’était sûrement vrai. Assurément je les aidais. « Oui, merci. Dieu vous bénisse. »

Je suis sûr qu’il le fera. Il l’a toujours fait. Je le bénis moi aussi.

« Dormez maintenant. Dès qu’il y aura une chambre de disponible, nous vous y installerons et vous serez plus à l’aise.

— Pourquoi y a-t-il tant de gens ici ? Je t’en prie, ne me quitte pas.

— Non, je vais rester avec vous. Je vais m’asseoir ici. »

Huit heures. J’étais allongé sur le chariot, avec l’aiguille dans mon bras et le sac en plastique empli d’un liquide qui captait si magnifiquement la lumière et je distinguais parfaitement la pendule. Lentement je tournai la tête.

Une femme était là. Elle avait un manteau maintenant, très noir contrastant avec ses bas blancs et ses grosses chaussures de toile blanche. Elle avait les cheveux ramenés en un épais chignon sur la nuque et elle lisait. Elle avait un visage large, avec une ossature très forte, une peau claire et de grands yeux noisette. Ses sourcils étaient sombres et parfaitement dessinés et, quand elle leva les yeux vers moi, son expression me plut. Elle referma sans bruit son livre et sourit.

« Vous allez mieux », dit-elle. Une voix douce et chaude. Un peu de cerne bleuté sous ses yeux.

« Vraiment ? » Le bruit me faisait mal aux oreilles. Tant de gens. Des portes qui s’ouvraient et se fermaient en chuintant.

Elle se leva, traversa le couloir et prit ma main dans la sienne.

« Oh ! oui, beaucoup mieux.

— Alors je vais vivre ?

— Oui », déclara-t-elle. Mais elle n’en était pas sûre. Voulait-elle me montrer qu’elle n’en était pas certaine ?

« Ne me laissez pas mourir dans ce corps-ci », dis-je, m’humectant les lèvres avec ma langue. Elle me paraissait si sèche ! Seigneur Dieu, comme je détestais ce corps, cette poitrine haletante, même la voix qui sortait de mes lèvres, et puis la douleur que je ressentais derrière les yeux était intolérable.

« Voilà que vous recommencez, dit-elle, avec un grand sourire.

— Asseyez-vous près de moi.

— Je suis là. Je vous ai dit que je ne vous quitterais pas. Je vais rester ici avec vous.

— Aidez-moi, et c’est le diable que vous aidez, murmurai-je.

— C’est ce que vous m’avez raconté, fit-elle.

— Vous voulez entendre toute l’histoire ?

— Seulement si vous restez calme en me la racontant, si vous prenez votre temps.

— Quel ravissant visage vous avez. Comment vous appelez-vous ?

— Gretchen.

— Vous êtes une religieuse, n’est-ce pas, Gretchen ?

— Comment l’avez-vous su ?

— J’ai deviné. Vos mains, tout d’abord, la petite alliance d’argent et quelque chose dans votre visage, un rayonnement – le rayonnement de ceux qui croient. Et le fait que vous soyez restée avec moi, Gretchen, quand les autres vous ont dit de vaquer à vos occupations. Je reconnais les religieuses quand j’en vois. Je suis le diable et quand je contemple la bonté, je le sais. »

Était-ce des larmes qui hésitaient dans ses yeux ?

« Vous me taquinez, dit-elle avec bonté. J’ai une petite plaque ici sur ma poche. Elle dit que je suis une religieuse, n’est-ce pas ? Sœur Marguerite.

— Je ne l’ai pas vue, Gretchen. Je ne voulais pas vous faire pleurer.

— Vous allez mieux. Beaucoup mieux. Je crois que vous allez vous rétablir.

— Je suis le diable, Gretchen. Oh, pas Satan en personne, Fils du Matin, Ben Sharar. Mais je suis mauvais, très mauvais. Un démon du premier rang, certainement.

— Vous rêvez. C’est la fièvre.

— Est-ce que ce ne serait pas splendide ? Hier j’étais planté dans la neige et j’essayais d’imaginer une chose pareille que toute ma vie de mauvaises actions n’était que le rêve d’un mortel. Pas de danger, Gretchen. Le diable a besoin de vous. Le diable est en larmes. Il veut que vous lui teniez la main. Vous n’avez pas peur du diable, non ?

— Pas s’il réclame un acte de miséricorde. Dormez maintenant. On vient vous faire une autre piqûre. Je ne pars pas. Tenez, je vais approcher la chaise du lit pour que vous puissiez me tenir la main. »

« Qu’est-ce que tu fais, Lestat ? »

Nous étions maintenant dans notre suite à l’hôtel, un endroit bien plus agréable que cet hôpital puant – je préfère toujours une bonne suite dans un hôtel à un hôpital minable – et Louis avait bu le sang de Claudia, pauvre malheureux Louis.

« Claudia, Claudia, écoute-moi. Reviens à toi, Claudia… tu es malade, tu m’entends ? Tu dois faire ce que je te dis pour guérir. » Je mordis la chair de mon poignet et, quand le sang commença à couler, je l’approchai de ses lèvres. « Voilà, ma chérie, encore… »

« Essayez de boire un peu de ça. Elle glissa sa main derrière mon cou. Ah ! quelle douleur quand je soulevai la tête.

« C’est si clair. Ça n’est pas du tout comme du sang. »

Ses paupières étaient lourdes et lisses sur ses yeux baissés. On aurait dit une femme grecque peinte par Picasso, tant elle paraissait simple, bien charpentée, belle et forte. Avait-on jamais posé un baiser sur sa bouche de nonne ?

« Les gens meurent ici, n’est-ce pas ? C’est pourquoi les couloirs sont encombrés. J’entends des gens pleurer. C’est une épidémie, non ?

— C’est une mauvaise période, dit-elle, ses lèvres virginales remuant à peine. Mais vous allez vous rétablir. Je suis là. »

Louis était si en colère.

« Mais pourquoi, Lestat ? »

Parce qu’elle était belle, parce qu’elle était en train de mourir, parce que je voulais voir si ça marcherait. Parce que personne ne la réclamait et qu’elle était là et que je l’avais prise et serrée dans mes bras. Parce que c’était quelque chose que je pouvais faire, comme la petite flamme du cierge dans l’église crée une autre flamme tout en conservant sa propre lumière c’était ma façon de créer, la seule que je possédais, tu comprends ? Un instant, nous étions deux, et puis voilà que nous étions trois.

Il avait le cœur brisé, planté là dans son long manteau noir, et pourtant il ne pouvait s’empêcher de la regarder, de dévorer des yeux ses joues d’ivoire poli, ses poignets menus. Imaginez, un vampire enfant ! Une des nôtres.

« Je comprends. »

Qui avait parlé ? J’avais sursauté, mais ce n’était pas Louis, c’était David, David qui était là tout près avec son exemplaire de la Bible. Louis leva lentement les yeux. Il ne savait pas qui était David.

« Sommes-nous proches de Dieu quand nous créons quelque chose à partir de rien ? Quand nous prétendons être la petite flamme et que nous créons d’autres flammes ? »

David secoua la tête. « Une grave erreur.

— Alors il en va de même du monde entier. C’est notre fille…

— Je ne suis pas ta fille. Je suis la fille de ma maman.

— Non, ma chérie, plus maintenant. » Je regardai David. « Eh bien, réponds-moi.

— Pourquoi évoquez-vous des buts aussi nobles pour ce que vous avez fait ? » interrogea-t-il, mais avec tant de compassion, tant de douceur. Toujours horrifié, Louis la contemplait, regardait ses petits pieds blancs. De si séduisants petits pieds.

« Alors j’ai décidé de le faire, peu m’importait ce qu’il faisait de mon corps s’il pouvait m’introduire dans cette forme humaine pour vingt-quatre heures de façon que je puisse voir la lumière du soleil, sentir ce qu’éprouvent les mortels, connaître leurs faiblesses et leurs souffrances. Tout en parlant, je pressais sa main.

Elle hocha la tête, m’essuyant de nouveau le front, tâtant mon pouls de ses doigts tièdes et fermes.

… Et j’ai décidé de le faire, tout simplement. Oh ! je sais que c’était mal, mal de le laisser partir avec tout ce pouvoir, mais peut-on imaginer… Et maintenant, vous comprenez, je ne peux pas mourir dans ce corps-ci. Les autres ne sauront même pas ce qui m’est arrivé. S’ils savaient, ils viendraient…

— Les autres vampires, murmura-t-elle.

— Oui. » Là-dessus je me mis à tout lui raconter sur eux, sur ma quête d’autrefois pour trouver les autres, quand je pensais que si seulement je connaissais l’histoire des choses, cela expliquerait le mystère… Je lui parlai inlassablement, lui expliquant notre existence, ce que nous étions, racontant mon périple à travers les siècles, et puis l’attrait de la musique rock, le théâtre rêvé pour moi, et ce que j’avais voulu faire ; je lui parlai de David avec Dieu et le diable dans ce café de Paris, de David auprès du feu avec sa Bible à la main, déclarant que Dieu n’est pas parfait. Parfois j’avais les yeux fermés ; parfois ils étaient ouverts. Elle ne cessait de me tenir la main.

Des gens entraient et sortaient. Des médecins discutaient. Une femme pleurait. Dehors il faisait de nouveau jour. Je m’en aperçus quand la porte s’ouvrit et qu’un violent courant d’air glacé balaya le couloir. « Comment allons-nous baigner tous ces patients ? demanda une infirmière. Cette femme devrait être isolée. Appelez le médecin. Dites-lui que nous avons un cas de méningite à l’étage. »

« C’est de nouveau le matin, n’est-ce pas ? Vous devez être si fatiguée, vous êtes restée avec moi tout l’après-midi et toute la nuit. J’ai si peur, mais je sais que vous devez partir. »

On amenait de nouveaux malades. Le médecin s’approcha d’elle et lui expliqua qu’il allait falloir faire pivoter tous ces chariots pour qu’ils aient la tête contre le mur.

Le médecin lui dit qu’elle devrait rentrer. Plusieurs nouvelles infirmières venaient de prendre leur service. Elle devrait se reposer.

Est-ce que je pleurais ? La petite aiguille me faisait mal au bras et comme ma gorge était sèche et aussi mes lèvres.

« Nous ne pouvons même pas officiellement admettre tous ces patients.

— Vous m’entendez, Gretchen, demandai-je. Pouvez-vous suivre ce que je dis ?

— Vous m’avez posé cette question encore et encore, dit-elle, et chaque fois je vous ai dit que je pouvais vous entendre, que je pouvais vous comprendre. Je vous écoute. Je ne vous abandonnerai pas.

— Douce Gretchen. Sœur Gretchen.

— Je veux vous emmener loin d’ici avec moi.

— Qu’avez-vous dit ?

— Dans ma maison, avec moi. Vous allez beaucoup mieux maintenant. Votre fièvre est tombée, mais si vous restez ici… » La confusion se lisait sur son visage. Elle porta de nouveau la tasse à mes lèvres et je bus plusieurs gorgées.

« Je comprends. Oui, je vous en prie, emmenez-moi, je vous en prie. » J’essayai de m’asseoir dans mon lit. « J’ai peur de rester.

— Pas encore », dit-elle en me forçant à m’allonger sur le chariot. Puis elle ôta de mon bras le ruban adhésif qui maintenait cette horrible petite aiguille et la retira. Seigneur, que j’avais envie de pisser ! N’y avait-il donc pas de fin à ces révoltantes nécessités physiques ? Que diable était donc la condition de mortel ? Chier, pisser, manger, et le même cycle qui recommençait indéfiniment ! Est-ce que voir la lumière du soleil vaut tout cela ? Ça n’était pas assez d’être mourant, il fallait encore que je pisse ! Je ne pouvais supporter d’utiliser de nouveau cet urinoir, même si j’en gardais à peine le souvenir.

« Pourquoi n’avez-vous pas peur de moi ? demandai-je. Vous ne me croyez pas fou ?

— Vous ne faites mal aux gens que quand vous êtes vampire, dit-elle simplement, quand vous êtes dans votre corps habituel. Ce n’est pas vrai ?

— Si, fis-je. C’est vrai. Mais vous êtes comme Claudia. Vous n’avez peur de rien.

« Tu la prends pour une idiote, dit Claudia. Tu vas lui faire du mal à elle aussi.

— Absolument pas, elle n’y croit pas », dis-je. Je m’assis sur le divan dans le salon du petit hôtel, examinant la pièce élégamment meublée, me sentant tout à fait chez moi au milieu de ces meubles anciens et ces dorures du dix-huitième siècle, mon siècle. Le siècle du filou et de l’homme rationnel. Mon époque la plus parfaite.

Des fleurs en tapisserie au petit point, du brocart, des épées dorées et le rire des ivrognes dans la rue en bas.

David était debout à la fenêtre, à regarder les toits bas de la ville coloniale. Était-il allé déjà dans ce siècle ?

« Non, jamais ! s’exclama-t-il. Chaque surface est travaillée à la main, chaque mesure est irrégulière. Comme elle est fragile l’emprise des choses créées sur la nature : on a le sentiment que tout pourrait si facilement s’enfoncer de nouveau dans la terre.

— Partez, David, fit Louis, ce n’est pas votre place ici. Nous, nous devons rester. Nous ne pouvons rien y faire.

— Oh ! c’est un peu mélo, fit Claudia. Vraiment. » Elle portait encore cette petite chemise tachée venant de l’hôpital. Bah, j’arrangerais cela bientôt. J’allais dévaliser pour elle les boutiques de dentelles et de rubans. Je lui achèterai des soieries, de fins bracelets d’argent et des perles montées en bague.

Je la pris par la taille. « Ah ! que c’est agréable d’entendre quelqu’un énoncer la vérité, dis-je. Quels beaux cheveux, et dire que maintenant ils resteront beaux pour toujours. »

Je voulus me rasseoir, mais cela me semblait impossible. On poussait précipitamment dans le couloir une urgence, deux infirmières de chaque côté, quelqu’un heurta mon chariot et la vibration me traversa de part en part. Puis le silence revint et les aiguilles de la grande pendule avancèrent avec une petite secousse. L’homme installé auprès de moi poussa un gémissement et tourna la tête. Il avait un gros pansement blanc sur les yeux. Sa bouche avait un air terriblement nu.

« Il faut isoler ces gens, dit une voix.

— Allons, venez, je vous emmène à la maison.

Et Mojo, qu’était-il advenu de Mojo ? Si on était venu l’emmener ? C’était un siècle où on incarcérait les chiens simplement parce que c’étaient des chiens. Il fallait que j’explique cela à Gretchen. Elle me soulevait, ou du moins essayait, en glissant un bras autour de mes épaules. Mojo aboyant dans l’hôtel particulier. Était-il prisonnier ?

Louis était triste. « Il y a la peste en ville.

— Ça ne peut pas vous toucher, David, fis-je.

— Vous avez raison, dit-il, mais il n’y a pas que cela…

— Elle est amoureuse de toi, tu sais, fit Claudia en riant.

— Tu serais mort de la peste, dis-je.

— Ce n’était peut-être pas mon heure.

— Tu crois cela, que nous avons notre heure ?

— Non, à vrai dire non, reprit-elle. C’était peut-être simplement plus facile de tout te reprocher. Tu comprends, je n’ai jamais vraiment su la différence entre le bien et le mal.

— Tu as pourtant eu le temps d’apprendre, observai-je.

— Toi aussi, bien plus que moi. »

« Dieu merci, vous m’emmenez », murmurai-je. Je m’étais mis debout. « J’ai si peur, dis-je. Une vraie peur ordinaire. »

« Un fardeau de moins pour l’hôpital », dit Claudia avec un rire sonore, ses petits pieds se balançant au bord de son siège. Elle avait de nouveau sa robe de bal avec les broderies. C’était quand même une amélioration.

« Gretchen la belle, dis-je. Cela vous enflamme les joues quand je dis cela.

Elle sourit en passant mon bras gauche autour de son épaule, tout en gardant son bras droit pour me soutenir la taille. « Je vais m’occuper de vous, me chuchota-t-elle à l’oreille. Ce n’est pas très loin. »

Auprès de sa petite voiture, dans le vent glacé, je restai à tenir cet organe malodorant en regardant l’arc jaune de pisse et la vapeur qui montait quand le liquide faisait fondre la neige. « Seigneur Dieu, fis-je. C’est presque agréable ! Que sont donc les êtres humains pour pouvoir prendre plaisir à des choses aussi horribles ! »

Le Voleur de Corps
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